Penser le travail - Les travailleurs du social

D’octobre 2011 à février 2012, l’association OPERAE a réuni régulièrement un groupe de travailleurs du social appartenant à différentes structures d’insertion, avec le désir de comprendre ce que ces professionnels mettent en œuvre dans leur travail et de les aider à poser une parole sur leur vécu commun.

 

Le fruit de ce travail collectif a fait l'objet d'une présentation scénique, par les participants eux-mêmes, sur la scène de l’AGHJA, le jeudi 9 février 2012 à 21 heures.

 

Lors de cette soirée, les travailleurs sociaux Frédéric, Lionel, Benoit, Fadoua, Emilie, Anastasia, et d’autres par le biais de leurs écrits, ont acté de leur quotidien et invité le public à partager des questionnements sur leur travail. Puis Isabelle Ferracci, du Centre du Sport et de la Jeunesse de Corse, a orchestré le débat qui s'en est suivi avec les 80 spectateurs parmi lesquels de nombreux professionnels du secteur social, professionnels de la santé sécurité au travail, et citoyens dont l'évolution des conditions de travail dans le social questionnent.


Quelques extraits vidéos de la soirée...

Jenny Delécolle, l'intervenante de l'association Operae, présente les origines du projet et les questionnements qui l'ont amenée à vouloir donner la parole aux travailleurs du social.

Lors de la présentation, les travailleurs du social nous parlent de réduction des moyens. Ils expliquent comment ils arrivent à s'en sortir malgré cela, en trouvant des astuces, en détournant la règle, etc. Nous leur demandons "jusqu'où?".


Extraits du journal de bord de Benoit, éducateur spécialisé:

 

"Aujourd’hui je suis de service de 7 à 14 heures.

Le trajet d’un quart d’heure à vélo pour me rendre au travail m’offre l’opportunité d’anticiper sur les dispositions d’esprit dans lesquelles je vais trouver les ados que j’ai quittés la veille à 18 heures.

Quel sera leur état d’âme, après une nuit de solitude dans leur chambre individuelle, d’anxiété, d’angoisse pour certains à ruminer leur situation.

Quel va être le comportement de chacun des jeunes, filles et garçons de 13 à 18 ans accueillis au Foyer éducatif, face à la sollicitude d’un adulte aussi bien intentionné soit-il qui vient rompre le confort d’un lit, la sécurité d’une couette.

Réveiller des ados, les mobiliser sur le programme de la journée à venir, défini en équipe, précisé par un projet individuel, établi avec l’ado, associe conciliation et fermeté, distanciation et insistance, prise de tête et moment de détente, voire rire franc en réponse à des propos ou à des situations que le jeune sait ménager au gré de ses humeurs.

Nota : l’établissement comporte 5 niveaux, les chambres occupant les 3 derniers.

Réveiller un adolescent c’est pas une mince affaire, vous savez à quoi je réfère.

En un mot c’est galère.

Le constat est peut-être sévère,

Il s’avère que c’est la réalité.

Plusieurs registres émotionnels sont convoqués pour emporter l’adhésion du réfractaire.

Je la joue pépère, je l’indiffère,

Je tempère, il se perd,

Je la surjoue vénère, il vocifère (entendez vous dans nos couloirs mugir ces féroces sauvageons…)

Je vitupère, il s’exaspère

Je l’exonère, il persévère

Des menaces je profère, il n’en a que faire.

Cependant rien n’altère la détermination d’un travailleur social, c’est un croisé !

Je passe sur la nature des échanges verbaux qui ne manquent pas de verdeur, ni de poétique ! En langage fleuri que de vérités sont énoncées, chacun en prend pour son grade !

J’ai à peine le temps d’échanger avec le surveillant de nuit qui réitère verbalement les consignes de réveil inscrites au tableau des levers. Il m’informe des priorités notées sur le cahier de liaison que j’ai à peine le temps de consulter, vu les choix à opérer dès potron-minet.

Il me signale les difficultés d’un jeune de 15 ans à se lever malgré plusieurs passages dans sa chambre depuis 6h30. Le surveillant de nuit me confie les clés du Foyer et quitte ensuite son service.

A mon arrivée le jeune aurait du se retrouver avec un autre à déjeuner. Le second est donc lui aussi en retard sur le timing, leurs cours respectifs commencent à 8 heures.

Je monte et redescend à mon tour les étages pour les mobiliser. Chacun étant hébergé à des étages différents, vous comprendrez mieux la dimension physique qui accompagne l’exercice des réveils. Pour qui est l’épreuve ?

J’utilise toute la palette de mes ressources pour les convaincre de hâter le mouvement s’ils veulent déjeuner « un peu », prendre le bus de 7h20 « beaucoup » arriver à l’heure « passionnément », être en cours « à la folie » !

Ce matin c’est cardio-training de 7 à 9.

.../..."


Témoignage de Marie-Jo, formatrice auprès d'adultes primo-arrivants, extrait :

 

Quand on entend parler des publics en insertion, on se rend compte de la distance entre les financeurs et le public. Et nous, on est au milieu.

Aujourd’hui, on catégorise, on met des chiffres, mais il n’y a pas d’humain là-dedans.

A une époque, il y avait plus de vases communicants entre les différents types d’insertion, on pouvait cheminer entre les dispositifs. Aujourd’hui, tout est morcelé : le dispositif pour les moins de 25 ans, le dispositif pour les femmes de plus de 45 ans, etc.

Avec tous les changements qu’il y a dans le métier, on a du mal à assurer une continuité entre les dispositifs.

Du coup, ça fait des années que l’on prend sur nous pour compenser les lacunes du système. On passe notre temps à s’excuser, à demander pardon aux publics à cause des aberrations du système. Et à un moment donné, il n’y a plus de sens à ce que l’on fait, et on prend sur nous la responsabilité d’un système dont on n’est pas les acteurs. C’est comme ça qu’on se retrouve au bord du gouffre, et la seule solution alors, c’est de s’arrêter.